Les yeux dans les bleus de Stéphane Meunier

Vu par toute une génération, ce documentaire inoubliable nous fait vivre de l’intérieur la victoire en coupe du monde 1998. Grâce à la caméra de S. Meunier, le spectateur devient un membre à part entière de l’équipe et ressent avec émotion chacun des temps forts de cette compétition. La victoire de l’équipe est magnifiée car on voit le travail réalisé, les épreuves traversées et la solidarité d’un groupe pour la quête du rêve ultime : être champion du monde à domicile face au Brésil. Si le documentaire suit une trame chronologique alternant extrait de match, vie de groupe et causerie d’Aimé Jacquet, on peut aussi en tirer les enseignements suivants.

La vie de groupe : bien vivre ensemble pour bien vivre son football
Aimé Jacquet avait fait des choix forts pour ce mondial en se passant d’Eric Cantona ou encore David Ginola. Ce choix se justifiait par la volonté de privilégier la vie de groupe. Et ce qu’on voit dans le documentaire c’est un groupe qui vit bien ensemble avec de la complicité mais où il y a tout de même des groupes. Par exemple, on voit de nombreuses séquences avec Deschamps et Desailly ensemble de l’autre la complicité entre Zidane et Dugarry est également mise en avant. Les séquences de jeux vidéos entre Henry et Trezequet montrent aussi la jeunesse du groupe. Cela illustre le fait qu’un groupe qui vit bien ensemble n’est pas un collectif où tout le monde est ami mais où chacun trouve sa place et créé ses affinités. La vie d’un groupe qui vit bien ensemble se ressent aussi avec la musique de I will survive qui retentit après chaque match. Ce groupe qui vit bien c’est aussi un colectif qui a ses désaccords et tensions. Le documentaire nous le montre pas forcément mais on sait que l’ambiance entre Bernard Lama et Fabien Barthez était glaciale. La place de titulaire de ce dernier étant mal vécu par le gardien parisien. De même, il est désormais de notoriété publique que suite à l’expulsion de Zidane, le capitaine de l’équipe de France Didier Deschamps a eu des mots durs à l’encontre de son meneur de jeu. Là encore le groupe a su gérer ça en interne et éviter un conflit. C’est aussi ça un groupe qui vit bien : un groupe où les individualités sont en capacité de régler leur désaccord entre eux. Enfin, un groupe qui vit bien c’est un groupe où personne ne se sent exclu notamment les remplaçants. Durant cette coupe du monde, toute le monde à jouer, sauf Bernard Lama de son propre chef, mais on voit que même les joueurs remplaçants ont été décisifs. C’est le cas par exemple de l’entrée de Robert Pires et David Trezeguet contre le Paraguay. Le documentaire montre aussi une séquence où Franck Leboeuf, remplaçant désigné de Laurent Blanc pour la finale, s’entraîne avec les autres défenseurs titulaires. On voit qu personne ne doute de sa capacité à suppléer Laurent Blanc et c’est aussi ça un collectif performant : un groupe où chacun se fait confiance.

Les causeries d’Aimé Jacquet : des tirades mémorables mais aussi bien plus que ça
« Muscle ton jeu Robert! Muscle ton jeu Robert! Si tu muscles pas ton jeu, fais attention! Je t’assure, tu vas voir! Tu vas avoir des déconvenues parce que t’es trop gentil! », « Ou on réagit et on y va, parce qu’il y a une finale au bout ou vous laissez tomber. Et vous attendez. Vous attendez qu’on jette la pièce en l’air. Personne ne réagit (…) vous avez peur de quoi ? Vous avez peur de qui ? De perdre ? Eh bien vous allez perdre les gars, je vous le dis. Vous allez perdre. Vous n’avez pas de soucis à vous faire. » Au-delà des punchlines d’anthologie d’Aimé Jacquet, ce que nous montre Les yeux dans les bleus c’est l’investissement corps et âme d’Aimé Jacquet dans son rôle de sélectionneur. On le voit par exemple à l’image répéter à l’avance chacune de ses causeries. On sent dans le choix des mots et l’intonation de la voix la force de l’homme qui a mis tout son cœur à l’ouvrage. C’est aussi un Aimé Jacquet qui ne se sépare jamais de son calepin tout au long du film comme si rien ne devait être laissé au hasard. Le fait de voir ces séquences parfois insoupçonnables montre combien Aimé Jacquet a été traité sévèrement par la presse. Entre l’image dépeinte par les journaux sportifs et celle qu’on découvre dans la documentaire, il y a un gouffre. On a voulu en faire un provincial sans caractère, c’est en vérité un meneur d’hommes hors pair ; on critique son accent mais sa voix ne tremble pas face aux joueurs ; on décrédibilise le technicien mais chacun de ses choix tactiques se révèlent payants. Enfin, n’est-ce pas encore lui qui lors d’une causerie précisa que les brésiliens n’étaient pas très rigoureux dans le marquage individuel sur corner ? Reconnaissance éternelle à Aimé Jacquet pour avoir mené cette équipe sur le toit du monde. Et pour cet homme si modeste, il est gratifiant de voir dans le film de Stéphane Meunier la preuve du travail colossal qu’il aura fourni avec son staff.

La solitude du joueur blessé ou expulsé face à une équipe qui continue sa route
Qu’importe le joueur une équipe doit continuer sa route vaille que vaille avec les forces en présence. Au cours de cette coupe du monde, l’équipe de France a très vite perdu des joueurs sur blessure. Cela a commencé avec Stéphane Guivarc’h exténué par une saison à rallonge avec l’AJ Auxerre puis cela a été Christophe Dugarry qui a voulu faire un contrôle impossible en extension et enfin l’entorse à la cheville de Thierry Henry. De même, il y a eu l’expulsion de Zinédine Zidane mais aussi celle de Laurent Blanc. Le reportage nous montre bien qu’à chaque fois, l’équipe a du trouver les ressources en elle pour pallier à ces absences mais aussi que chaque joueur blessé ou suspendu se retrouve en marge du groupe. C’est l’image de Dugarry s’entraînant physiquement avec Roger Lemerre. On voit aussi Stéphane Guivarc’h souffrir avec le kinésithérapeute pour être remis sur pied. Mais ce qui illustre le mieux encore cette solitude du joueur blessé ou suspendu c’est le cas de Zinedine Zidane. On a tous encore cette image où Zidane sort tête basse du match contre l’Arabie Saoudite avec Aimé Jacquet n’ayant aucun regard pour lui. Comme l’a expliqué Aimé Jacquet par la suite, il ne s’agit pas d’une marque de désapprobation à l’égard de son meneur de jeu mais du fait d’être accaparé par le devenir des dix joueurs encore présents sur le terrain. Quoiqu’il en soit c’est bien seul et dans un silence mutique que l’on voit Zidane. Le vestiaire est vide et on a l’impression que le temps s’est arrêté pour le meneur de jeu de l’équipe de France. Les gestes sont lents, le regard planté vers le sol et le dépit à son paroxysme. Le joueur blessé ou expulsé n’est pas sûr d’être remis sur pied à temps ou que son équipe réussira à se qualifier en son absence. Le film de Stéphane Meunier met aussi en avant le travail du staff technique qui a pour rôle de maintenir la confiance du joueur et l’aider à retrouver la plein possession de ses moyens physiques. Le joueur blessé ou expulsé est certes en marge du groupe mais il se reconstitue ainsi une nouvelle bulle pour casser sa solitude. Et ce n’est pas un des moindre mérite du staff d’Aimé Jacquet que d’avoir à chaque fois su gérer ces vents contraires.

La montée en puissance des supporters
On a tous en image les champs-Elysées en liesse au soir de la finale de la coupe du monde 98 mais avant d’en arriver là l’équipe de France a dû conquérir le cœur de ses supporters. Il faut se souvenir qu’avant 98 la France n’est pas un pays de football tel que l’Italie ou le Brésil. L’engouement pour l’équipe de France a été crescendo match après match. Les gens se sont pris d’affection pour cette équipe et chaque victoire a permis de mettre en valeur un joueur. Il y a eu le but en or de Laurent Blanc, le doublé de Thuram et bien évidemment celui de Zidane en finale. La France s’est aussi attachée à cette équipe pour le baiser rituel de Laurent Blanc sur le crane chauve de son gardien Fabien Barthez. France 98, c’était aussi Thierry Henry qui va fêter ses buts au poteau de corner. Là où l’on voit le plus cet amour du public pour l’équipe de France 98 c’est quand Stéphane Meunier filme le trajet de l’équipe de France pour aller jouer sa finale au stade de France. Dans cette scène filmée de l’intérieur du bus des joueurs, on peut voir la marée humaine qui accompagne l’équipe tout au long du trajet. C’est un autre atout du film que de mettre régulièrement en valeur les supporters : on en voit un tenter de suivre les joueurs en amont de la compétition lors de leur footing dans la forêt de Rambouillet. Il y a aussi ceux qui attendent les joueurs à leur retour à Clairefontaine, ceux qui sont dans le stade, ceux sur les routes et enfin l’apothéose de la liesse populaire du 12 juillet. C’est aussi ce reportage de S. Meunier qui a forgé l’image d’une équipe « Black, blanc, beur » dans laquelle toute la France se reconnaissait. En tout cas, on peut voir que des années après cette équipe de France 1998 reste aimée de ses supporters et que le foot occupe désormais une place à part dans ce pays.

Les yeux dans les bleus : un reportage d’une autre époque
Ce que nous donne à voir ce reportage c’est le témoignage d’une époque aujourd’hui révolue. En 1998, les joueurs n’étaient pas encore des célébrités car le foot n’était pas autant médiatisé. Le titre de 1998 a constitué une bascule accentuée des années plus tard par la hausse des droits télé et aujourd’hui par l’importance des réseaux sociaux. Cela fait qu’un tel film n’est plus possible aujourd’hui. Les joueurs sont devenus trop soucieux de leur image et les rapports avec les journalistes sont devenus plus distants. La proximité dont a bénéficié Stéphane Meunier auprès des joueurs serait difficilement réalisable aujourd’hui. La communication des joueurs est désormais verrouillée et ils s’expriment parfois plus par leur réseaux sociaux que par des interviews accordées aux journalistes. A cela s’ajoute l’avalanche de reportages produits par les joueurs eux-mêmes et diffusés sur les nouvelles plateformes de vidéo telles que Netflix, AmazonPrime, etc… Dans leur quête d’un contenu toujours renouvelé, ces chaînes font la part belle à des mini biopics sur mesure à la gloire des stars du foot. on se souvient de celui de Neymar ou ….De même, on a vu des documentaires retraçant toute la saison d’une équipe tel que celui d’Arsenal diffusé sur Amazon. Cependant, on n’y retrouve pas l’authenticité des Yeux dans les bleus ni le même souffle épique. Tout comme un film, le documentaire les Yeux dans les bleus a touché l’état de grâce car tout était réuni : des acteurs magistraux, un scénario inoubliable fait de moment de détresse, de suspens et de joie, une musique qu’on retient en boucle avec le I will survive de Gloria Gaynor, des méchants qu’on aime détester (en demi finale) et des seconds rôle au top avec les remplaçants. Aucun casting ou aucun scénario n’aurait pu faire mieux que ce que le réel nous a proposé. Les yeux dans les bleus c’est donc un reportage unique en son genre, qui ne pourra jamais être égalé et qu’on ne se lassera jamais de regarder.

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